jeudi 26 janvier 2017

Dis papa, c’est quoi le burn-out ?


(Dialogue fictif … car tout cela dépasse l’entendement de Lou)
Pour que les choses soient dites clairement, après bientôt deux mois de silence.

- Dis papa, c’est quoi le burn-out ?
- C’est quand une personne se retrouve paralysée face à trop de travail accompli et à celui encore à accomplir. C’est un peu comme si le disjoncteur général d’une maison se coupait parce qu’on lui demande trop de courant : du coup, il n’y a plus d’électricité, plus de lumière. Bon, OK, cela ne te parle pas et pour cause…
- C’est ce qui t’est arrivé ?
- Oui, début décembre. Je suis arrivé un lundi matin au bureau, j’ai allumé l’ordinateur puis je suis resté figé, angoissé, incapable pendant une heure de bouger le moindre petit doigt vers le clavier pour travailler. J’avais déjà entendu de telles choses sur le burn-out, mais cela me semblait être une image, quelque chose de symbolique, mais non. Puis heureusement, un proche collaborateur a téléphoné par hasard, sinon je ne sais pas combien de temps je serais resté ainsi. J’ai alors craqué et longuement pleuré. Presque trois jours.
- C’est pour cela que tu ne vas plus au bureau depuis ? Et sur internet aussi ?
- Oui.
- C’est à cause de ton festival ?
- Oui, c’est à cause du festival, mais aussi de la Plateforme Annonce Handicap et surtout du défi de ton avenir, bref, des trois associations que je porte à bout de bras depuis 10 ans, sans compter tous mes engagements ponctuels pour la cause du handicap.
- Mon avenir ?
- Oui mon bonhomme, tu as dix-huit ans. Dans deux ans, au plus tard, tu devras quitter l’école, ce qui en soit n’est pas un mal au vu du peu de soutien que nous avons de cette institution dans ton éducation et ton apprentissage, sans parler des dégâts psychologiques que certains professeurs te causent et que nous devons réparer, reconstruire, quasi tous les soirs à ton retour de l’école.
- Ah oui, tu veux parler du fait qu’on ne me motive pas à travailler et de ces profs négatifs qui me traitent d’incapable, de menteur etc…
- Oui, cela me révolte, me mine et me fait très mal… comme à toi. Comment peut on traiter un enfant handicapé mental de menteur ! L’enseignement dans lequel tu es (type 6 – forme 2) est un véritable mouroir. Cela fait quatorze ans, malgré nos demandes répétées (et mon engagement pendant 5 ans dans l’association de parents de l’école), que nous ne pouvons pas compter sur cette seule école susceptible de t’accepter, car elle est incapable de gérer les pluri-handicaps tels que le tien (la cécité et le handicap mental léger). De par ton syndrome très rare et très spécifique, tu es un enfant « spécial » et par conséquent « perdu » et abandonné par le système éducatif et social belge qui te destine tout droit vers un centre de jour et un centre d’hébergement. Avant cela, « le système fait ce qu’il peu avec les moyens dont il dispose ». Au vu de cette perspective, on croirait entendre dans notre de dos : « A quoi bon ! Un petit peu plus ou un petit peu moins handicapé ne modifiera pas foncièrement l’avenir qui lui est destiné. Il ne devrait pas y être plus ou moins malheureux ». Pire, nous ressentons régulièrement dans les regards et le ton affligé des réponses de nombreux professionnels à nos demandes, une hypocrisie et un alibi tout trouvé : « Ces parents sont dans le déni sur la réalité de leur enfant ».
Nous avons parfaitement conscience de ta déficience – ou plutôt différence – mentale. Nous savons pertinemment bien que tu ne seras jamais autonome et que tu auras besoin de nombreuses aides à ta vie adulte. Mais au vu de certaines de tes capacités et des multiples combats gagnés, années après années, mois après mois, jours après jours, nous mesurons l’énorme potentiel de progrès que tu serais capable d’encore acquérir.
- Et pourquoi tu ne me sors pas de l’école ?
- Si tu quittes l’école, tu seras à la maison, ce qui veut dire que soit ta maman, soit moi-même devra arrêter son travail pour s’occuper de toi, car tu n’es pas capable de t’occuper tout seul de manière constructive. Parce qu’il y a des listes d’attentes de 4 à 8 ans pour avoir une place dans une institution et quand bien même une place se libérerait, nous n’aurons pas le choix du lieu, de sa qualité. Parce qu’au-delà de tes déficiences, tu as ces capacités musicales hors normes qui pourrait te permettre de vivre de ta musique « à ta manière » car ta différence est bien réelle, or nous craignons que tu régresses dans un centre de jour voué essentiellement à de « l’occupationnel ».
- Tu me vois faire une carrière musicale ?
- Oui, j’en rêve, à ta mesure. Il existe en France des ESAT (entreprise de travail adaptée –anciennement « atelier protégé ») axé sur l’artistique où des artistes porteurs de handicap font carrière, mais cela n’existe pas en Belgique. Cela fait 4 mois que j’essaye de lancer un tel projet ici, mais cela s’avère très compliqué : il faut de l’argent pour lancer le projet (beaucoup d’argent), des collaborateurs et des soutiens (des parrains, des artistes connus, des distributeurs et organisateurs de concerts qui soutiennent le projet), bref, malgré l’engagement d’une collaboratrice sur ce projet, on se casse un peu les dents.
- Pourquoi tu n’as pas fait cela plus tôt ?
- Parce que je me suis laissé dévorer par les autres associations que j’ai lancées.
- Pourquoi tu les as créés ?
- Parce que j’avais promis lors de la création de la Fondation qui porte ton nom de consacrer une partie de l’argent récolté avec la vente du DVD du documentaire « Lettre à Lou » à des projets dont bénéficieraient un maximum de personnes porteuses de handicap.
- C’est pour cela que tu as lancé la Plateforme Annonce Handicap et l’Extraordinary Film Festival ?
- Exactement. J’ai mis mon petit doigt dans le secteur du handicap pour m’y retrouver plongé jusqu’au cou. Raison pour laquelle j’ai abandonné ma carrière de cinéaste.
- Et pourquoi tu n’arrêtes pas la Plateforme ?
- Je m’y désengage petit à petit, mais ce n’est pas simple. On me demande personnellement pour faire les formations car ma réputation fait que je cumule l’étiquette de parent et de professionnel « expert ».
- Et le festival ?
- C’est beaucoup plus compliqué ! Tout d’abord, je perdrais mon emploi et n’aurais donc plus de revenu ou tout au plus le chômage (400 €/mois). Ensuite, jusqu’il y a quatre mois, j’y étais le seul employé, cumulant pas moins de cinq fonctions : le secrétariat (gestion quotidienne, location, démarchage,…), le financement de l’événement (pouvoirs publics, privés, sponsoring, mécénat - en collaboration bénévole avec le trésorier de l’asbl), la direction artistique (recherche, sélection et adaptation des films retenus et programmation), la communication et les partenariats médias et enfin toute l’organisation générale des événements. Tu imagines un peu ?
- Mais depuis quatre mois, tu n’es plus seul ?
- Oui bien sûr, grâce à des subsides, on a engagé une personne, mais je me rends compte que même partagé avec moi, elle ne pourra elle-même jamais abattre tous le travail que je faisais. De plus, partager le travail prend plus de temps que tout gérer soi-même. Et tu vois, c’est la perspective du tunnel que représente l’organisation de l’édition 2017 du festival qui a été la goutte qui a fait déborder le vase. Je me suis dit qu’il me sera impossible de construire en parallèle un projet pour toi et le festival, que j’étais reparti pour travailler comme une bête de somme. Je l’ai déjà payé assez cher au niveau de ma santé au lendemain du dernier festival en 2015.
- Tu n’as personne pour t ‘aider ?
- Si, j’ai beaucoup de bénévoles et des conseils d’administration pour chaque association, mais d’une part, les gens ont une vie remplie, de plus en plus sous pression, qui leurs laissent peu de temps et d’autre part, il y a toute une série de fonctions qui nécessitent une présence et des compétences que des bénévoles ou des administrateurs ne peuvent offrir.
- Et pourquoi tu n’engages pas des personnes professionnelles pour t’aider ?
- Parce qu’il faut de l’argent que je n’ai pas.
- Pourquoi tu ne demandes pas de l’argent ?
- C’est ce que je fais, sans doute trop timidement, car je reçois des subsides bien insuffisants. Quant aux mécènes ou aux dons, soit mes projets ne les intéressent pas, soit ils se sont déjà engagés dans d’autres projets. De plus, je ne fais partie d’aucun sérail : politique, (a)confessionnel, noblesse etc. Je n’ai donc aucun soutien. Et puis, je vais t’avouer quelque chose : j’ai mes limites. Mon éducation fait qu’on m’a appris à ne pas demander, à me débrouiller tout seul. Enfin (les parents d’un enfant porteur de handicap me comprendront tout de suite), à force de demander de l’aide qu’on n’obtient pas pour son enfant, on en finit par ne plus vouloir entendre les refus, les « non », les « c’est hélas pas possible » et donc on ne demande plus.
- Mais pourtant t’es « connu » et moi aussi ?
- « Connu » est un grand mot. Tu l’es plus que moi, mais là aussi, la situation est perverse. J’ai longuement raconté et partagé le début de ta vie sur internet avec le blog « Le journal de Lou » et au travers du film « Lettre à Lou ». J’y racontais, sans détours mais avec pudeur, l’incroyable combat que nous menions (déjà seuls) pour te faire sortir de la bulle dans laquelle tu étais enfermé. Mais à partir de tes 14 ans, j’ai décidé et jugé qu’il fallait respecter ta vie privée. Je m’en suis donc limité à mettre en avant tes capacités musicales et à ne plus communiquer à propos du reste ou seulement « entre les lignes ». La grande médiatisation que cela a créée, a fait que peu de gens ont réellement conscience de toutes nos difficultés, de tous nos combats quotidiens et du grand isolement auquel nous devons faire face dans ton éducation. En dehors de la musique où tu baignes heureux comme un poisson dans l’eau, ils ignorent tes peurs, tes angoisses, tes obsessions, ton « monde », tes difficultés d’apprentissages (le moindre acquis à l’autonomie comme le brossage des dents passe obligatoirement par des répétitions de l’enseignement à raison de 300 à 400 fois avant qu’il ne soit appris). Bref tout le monde croit que tout va bien et que tes capacités dans la vie sont équivalentes à celles musicales. Or c’est tout le contraire et c’est ce qui fait ta spécificité.
- Et maintenant, qu’est-ce que tu vas faire, papa ?
- D’abord me reconstruire, mon bonhomme. Car vois-tu, je me suis rendu compte qu’à force de travailler sans relâche depuis plus de six ans, j’ai éliminé tous mes loisirs. Même lorsque j’ai un moment de libre, je ne sais plus quoi faire. Et lorsque j’entreprends une activité comme la lecture par exemple, je ne la vis pas pleinement, culpabilisant dans ma tête à l’idée de tout ce que je devrais encore faire. De même, j’ai perdu le contact avec bien des amis. Seuls restent ceux que je vois dans le cadre de mon travail. Bref, ma vie privée est devenu un désert inhospitalier quand elle ne se consacre pas à toi, qui demande tellement de présence pour te construire.
- Tu vas tout arrêter ?
- Tout non, car une chose est claire : tu seras dorénavant ma priorité. Quant au reste, j’espère pouvoir y limiter au maximum mes engagements. Je sais déjà que la Plateforme Annonce Handicap me survivra à moyen terme, mais pour le festival, c’est une autre histoire beaucoup plus périlleuse et je serais infiniment malheureux de voir disparaître un tel outil de démystification du handicap. J’ose espérer que les choses vont bouger, que des gens vont se mobiliser pour tout cela et que des aides arriveront, car en regard à tout ce récit, quelques personnes consultées en sont toutes arrivées à la même conclusion : tu ne dois plus te taire et tu dois demander !
Un long apprentissage en perspective. Une reconstruction qui passe par cet écrit.

Merci de m'avoir lu jusqu'au bout.
Merci à tous ceux qui pallient à mon absence en ce moment (Gilles, Philippe, Vincent, Jean-Paul, Nadia, Marie-Claire, Damien, Roland, Jean-François, Françoise, Virginie etc.)